Contributeur régulier de la revue La Classe, auteur d’un blog consacré à l’école primaire, Jacques Fraschini est notamment connu pour son formidable travail de recension des gestes professionnels, qu’il a compilé dans un répertoire aussi exhaustif que concret. Un travail rare, qui est désormais disponible en version papier…
Comment définir ce qu’est un « geste professionnel » ?
Je définirais le geste professionnel comme l’ensemble des savoirs qui se greffent autour d’une pratique de classe. Mais sans doute cette définition en fait-elle un objet suffisamment flou pour qu’on l’accommode à toutes les sauces…
Concernant ma sauce à moi, je dirais que c’est d’abord et avant tout un ensemble de recettes, et je n’hésite pas à employer ce mot ! Revenons au sens premier du mot recette : « Moyen, procédé pour réussir quelque chose »[1]. Rien de condamnable, bien au contraire, comme le défend Christophe ANDRE « J’utilise volontairement le mot "recette", si souvent dénigré en psychologie. Une recette est un ensemble de conseils destinés à nous permettre d’atteindre un objectif (…) Voyons-les simplement comme une manière d’organiser nos efforts, pour nous rapprocher autant que possible d’un but recherché (…) Les recettes ne sont toxiques que si elles sont comprises comme des garanties infaillibles (cela va marcher à tous les coups), ou des obligations (il n’y a que cela qui marche). Cette perception dépend davantage de la manière dont elles ont été délivrées que de leur contenu propre. » [2]
Les professeurs des Écoles n’attendent pas des "ça marche à tous les coups" car ils savent déjà très bien que toute relation au sein de la classe est à chaque fois unique entre un enfant, un enseignant et une pédagogie. Mais ils comprennent mal que ce malentendu soit le motif de faire table rase d’un capital professionnel qui ne demande pourtant qu'à être partagé.
Si un Geste Professionnel est d’abord et avant tout l’ensemble des réussites, viennent ensuite les tâtonnements, les échecs aussi, les fondements théoriques qu’il est utile de connaître. L’âme du projet 100 Gestes Professionnels consiste à rendre explicites et structurés ces ensembles particuliers à chaque Geste Professionnel afin que le lecteur puisse choisir sa propre voie et se fixer des priorités en toute connaissance de cause, et par là-même de sortir du hasard et de l’aléatoire. Et pour ue chacun avance selon ses besoins, ses envies, son rythme. L’enjeu est donc ici d’introduire une différenciation pédagogique de qualité dans la formation initiale et continue des enseignants.
Comment se transmettent ces gestes professionnels ?
En préambule, il me parait essentiel de dire haut et fort :
- qu’un Capital professionnel dans le Primaire existe, qu’il s’est construit sur le terrain par les tentatives, échecs et réussites des enseignants faces aux problèmes qui se sont posés dans la gestion de leur classe ;
- que ce Capital est bien trop vaste et complexe pour espérer se transmettre par des médiums aussi aléatoires que l’observation ou même que la prise en main d’une classe dans un contexte bien cadré ;
- que ce Capital n’attend pourtant qu’à être partagé, comme il l’est déjà par de nombreux blogueurs qui offrent en mutualisation leurs savoirs d’actions.
Ce préambule posé, « Les recettes ça n’existe pas » ou « C’est sur le terrain qu’on apprend le métier » ne passent plus. Ces affirmations péremptoires sont posées essentiellement par les formateurs issus du Secondaire. Selon leur éthique, les formateurs se doivent de donner des "pistes de réflexion", à l’enseignant ensuite de concevoir la mise en œuvre sur le terrain. Même si cela lui demande de recréer ce qui cent fois a déjà été créé avant lui. Même si cela lui demande de passer ensuite par les mêmes erreurs que d’autres avant lui. Et même si cela lui demande un temps et une énergie considérables, surtout en début de carrière…
Mais est bien curieuse cette éthique qui prétend que la réponse à une question n’existe pas pour le seul motif que l’on n’est pas capable ou que l’on ne veut pas y répondre … Car si certains formateurs affirment que les recettes ça n’existe pas, c’est sans doute avant tout parce qu’ils ne se sont pas suffisamment intéressés aux pratiques professionnelles des enseignants du Primaire. D’autres considèrent que la "noblesse" du métier d’enseignant n’est pas dans la recherche de "trucs" mais dans une réflexion menée par l’enseignant et qui va le conduire à élaborer lui-même ses supports pédagogiques, supports qui seront (mais est-ce bien sûr ?) performants puisque construits à partir de principes pédagogiques donnés par ces mêmes formateurs… La question de départ nécessite donc d’être posée autrement : pourquoi et comment les gestes professionnels ne se transmettent-ils pas en formation initiale ?
Justement… la formation des enseignants occupe-t-elle ce champ ?
La formation des enseignant relève de ce que je n’hésite maintenant plus à appeler « une maltraitance pédagogique ». Car, de mon expérience vécue, je peux témoigner que la grande majorité des stagiaires a vécu ce temps de formation au mieux comme un mauvais moment à passer, au pire comme une souffrance, une absence de sens, l’impossibilité d’obtenir des réponses aux besoins que nous aurions pu exprimer… Me concernant, je suis entré en formation après 25 ans d’un parcours professionnel hors Éducation nationale. Très vite, je me suis retrouvé totalement désarçonné par les contenus et méthodes de formation visant à me préparer à mon insertion professionnelle. Car si je pensais apprendre à gérer ma classe, à utiliser au mieux les supports pédagogiques disponibles, dans les faits, entrer en formation a été pour moi un total désenchantement pédagogique...
Une pédagogie inégalitaire et injuste : cette formation profitait avant tout à une minorité de stagiaires, en l’occurrence ceux qui avaient déjà une maîtrise certaine de ce qu’ils étaient censés apprendre au cours de leur formation. Et cette minorité qui réussit autorise l’Institution à ne pas voir, à ignorer les insuffisances dont les moins armés, les plus sensibles, les plus fragiles subissent les conséquences. Cette formation donc est source d’échecs scolaires pour les enfants qui sont confiés à des enseignants en total désarroi, d’un sentiment de honte chez le nouvel enseignant qui réalise combien il n’est pas « à la hauteur ».
Une « erreur de casting » : la formation proposée est inadaptée au public qu’elle reçoit. Alors que sa fonction devrait être de proposer des contenus de formation initiale, destinés à un public qui va débuter dans le métier, elle propose essentiellement des contenus de formation continue, qui répondraient sans doute aux besoins d’un public ayant déjà une expérience du métier et soucieux de progresser dans ses pratiques.
L’enjeu de mon travail actuel est de montrer qu’il n’est définitivement pas raisonnable de maintenir une formation professionnelle qui ne s’appuierait pas sur des priorités choisies, sur une progression construite et explicite des compétences transdisciplinaires à s’approprier. Il aura voulu montrer l’indispensable nécessité d’une formation initiale différenciée, qui s’attacherait à aider chaque futur enseignant à se construire puis à progresser dans la maîtrise d’un Programme Personnalisé de Compétences Professionnelles :
cohérent grâce à l’aide des formateurs ;
permettant à chacun d’avancer à son rythme, aussi bien en formation initiale qu’en formation continue;
évolutif de par la confrontation au terrain et des centres d’intérêt, des besoins qui vont en émerger.
En s’appuyant sur un référentiel explicite et structuré, tel que bien modestement et imparfaitement « 100 Gestes Professionnels Transversaux à l’École Primaire » tente d’en montrer la faisabilité…Vous-même avez eu un parcours singulier, qui est loin d’être uine ligne droite. Cela a-t-il nourri votre pratique professionnelle ?
Concernant la formation initiale, je n’étais pas calibré comme mes collègues qui - pour la très grande majorité - n’a jamais quitté l’école de sa vie : école primaire, collège, lycée, fac, IUFM. J’attendais beaucoup de la formation et savais qu’il me faudrait travailler plus ; la déception n’en a sans doute été beaucoup plus profonde pour moi que pour mes collègues. De plus, je me retrouvais avec des jeunes collègues qui en savaient plus que moi : difficile à vivre pour l’estime de soi … Et lors de stages, certains enseignants en place étaient irrités par ma présence. J’ai pu entendre sur le ton du reproche des « Mais pourquoi tu n’es pas resté à La Poste » « Tu n’as pas la passion » etc.J’ai fait le dos rond en attendant que ça passe et me remotivais lorsque d’autres au contraire étaient intéressés par mon parcours et percevaient mes difficultés.
Ayant sans doute plus souffert, n’ayant pas particulièrement intégré l’esprit de corps, et étant moins malléable et impressionnable que mes jeunes collègues, j’en ai gardé une rage qui ne m’a plus quitté. Une rage saine comme aurait pu dire une certaine femme politique. Il me semblait alors que cette « formation » ne devait et ne pouvait pas perdurer sur le même mode. Les collègues d’expérience - qui auraient été mieux placés que les jeunes stagiaires pour faire évoluer la situation - affichaient un renoncement qui me laissait coi : « C’est pas si grave, on s’en est sorti quand même finalement » « C’est qu’un mauvais moment à passer, après le métier c’est bien » « On peut pas apprendre le métier autrement qu’en se plantant » etc. Je n’accepte pas et n’accepterai jamais que la formation initiale ne soit dans la conscience collective des enseignants qu’une forme de bizutage … Elle peut et doit profondément évoluer vers une insertion professionnelle plus efficiente, respectueuse de ces êtres passionnés, créatifs, débordants d’énergie, mais fragiles parfois que sont les jeunes enseignants.
Concernant la pratique du métier, j’ai toujours apprécié l’espace de liberté qui nous est accordé quant à nos choix pédagogiques, l’espace de création qui nous permet d’innover sans cesse créativité, le temps long qui nous permet d’expérimenter, de réajuster pour améliorer les pratiques de classe. J’ai vécu beaucoup d’expériences professionnelles où la répétition à l’identique sur un temps court était la règle, je n’en souffrais pas particulièrement à l’époque, mais il me serait maintenant totalement impossible de m’y adapter. Cette liberté, cet espace de créativité et cette émulation permanente sont certainement des obstacles à un enseignant qui voudrait changer de métier, car il serait alors certain de ne les retrouver nulle part ailleurs.
Comment avez-vous conçu chacune de vos fiches ?
Comme toute nouvelle tâche à laquelle je m’attèle, je pars de zéro. Je n’ai pas la moindre idée de ce que cela va donner ni sur le fond ni sur la forme. C’est là sans doute ce qui me donne l’envie.
Ma méthode par contre est toujours la même, car elle me convient bien et donne de bons résultats : la recherche documentaire sur le Net.
Je teste une ou plusieurs requêtes jusqu’à trouver une (ou des) formulation(s) pertinente(s), permettant d’accéder aux informations recherchées.
Ensuite je collecte l’information : pour chaque GP, j’explore un minimum de 20 pages Google, ce qui représente environ 300 sites ou documents Web compte tenu de la présence fréquente de liens qui renvoient à d’autres blogs, sites ou documents. J’aboutis alors à une « masse informe d’informations » qui constitue un brouillon de 20 à 30 pages.
Vient enfin le moment de trier, structurer hiérarchiser en supprimant les doublons, les contenus proches, pour ne garder à chaque fois que l’essence d’une idée. La structuration et les contenus se dégagent alors d’eux-mêmes.
On ressent dans votre ouvrage une volonté de partager plutôt que de prescrire. Est-ce volontaire ?
Oui pour au moins trois motifs. Tout d’abord, je ne suis qu’un instit’ ni meilleur ni pire qu’un autre. Je ne me sens donc aucune légitimité à dire ce qu’il faut faire et comment il faudrait le faire : je suis convaincu que des milliers d’autres seraient beaucoup plus compétents que moi pour le faire. Mon seul atout est simplement d’être un instit’ plus communicant que les autres. C’est la thèse que j’ai défendue lors de ma participation au Forum des enseignants innovants où tous les participants du premier degré tenaient le même discours : une conviction de n’être ne rien plus innovants que nos collègues qui chacun dans leurs quotidiens tentent de trouver des solutions aux problèmes qui se posent dans leurs classes. Mais qui ne ressentent pas le besoin ou ne maîtrisent pas les moyens de communiquer sur leurs pratiques …
Ensuite, mon intention « professionnelle » est de rassembler l’information afin que chacun n’ait plus l’obligation de le faire lui-même dans son coin. Et offrir un contre-point à l’idéologie qui prétend que chacun doit faire lui-même pour s’« approprier ». Même si cela a déjà été fait des centaines de fois par d’autres … De ce cadre, il découle une éthique : montrer la variété (des points de vue, des expériences, des pratiques) plutôt que de mettre en valeur tel ou tel autre aspect, amputant par là-même le lecteur d’un espace de liberté pourtant possible par la mise à sa disposition d’un ensemble d’options qui, seul, permet un véritable choix. L’enjeu est donc de rationaliser une des tâches qui sont abandonnées à la charge de l’enseignant … …. afin d’alléger sa charge de travail et de rendre accessibles les informations professionnelles qui lui sont indispensables pour construire ses propres choix et engagements pédagogique.
Enfin, mon engagement « politique » ne s’adresse pas aux enseignants, mais aux décideurs, aux formateurs : il s’agit pour moi non pas d’agir en aval des process de formations, avec cet effet pervers qui serait de maintenir le statu quo, mais de rendre explicite, en amont, la maltraitance pédagogique qui consiste à laisser l’enseignant se débrouiller seul, démuni, face à cette complexité, à ces impossibilités même. Au prétexte que « c’est sur le terrain qu’on apprend son métier »
Quels sont les thèmes qui vous tiennent le plus à cœur parmi ceux de votre ouvrage ?
Je m’étais déjà intéressé à de nombreux thèmes avant la naissance de ce projet : l’affichage en classe, le cahier journal, les consignes, la correction par l’élève, les emplois du temps, l’estime de soi, la mémoire, la parole à l’école, la pédagogie des intelligences multiples, la pédagogie du progrès, le tableau noir… Cet ouvrage se voulant un support de formation, il ne vaut à mes yeux que par les effets qu’il provoquera sur les pratiques de classe : confirmation, modification, exploration, abandon…
Auto-édition, 18,99 € (volume 1)
Le blog : http://papajack.eklablog.com/
[1] Dictionnaire Hachette
[2] ANDRE, Christophe .- Vivre heureux, psychologie du bonheur .- Odile Jacob, 2003 .- p 243-244. http://christopheandre.com/